Muzika

 
 

...La solution, de baser tout sur le rythme et sur la dynanmique s´est imposée très rapidement, dès les premiers jours du groupe. Elle découle du caractère spécifique de l´environnement dans le quel évoluent les jeunes qui constituent notre troupe. L´instabilité et l´imprévisibilité sont les maîtres mots ici. Donc je ne peux me concentrer avant tout que sur ce que je peux faire moi-même à l´instant présent, avec ce j´ai sous la main comme matériel humain. Et commencer par ce qu´il y a de plus simple, et aussi de plus basique, fondemental. Le rythme et la dynamique. Si j´arrive à donner, ou plutôt à imposer le tempo et la dynamique d´une manière assez convaincante et prononcée, donc autoritaire, je peux, à l´instant même, même avec un auditoire néophyte, et instable, arriver à appliquer les préceptes de travail professionnel dans un environnement tout ce qui a de plus amateur. A savoir, imposer une rigueur et une discipline à ces jeunes, même s´ils n´ont jamais travaillé la musique au sens académique du terme, mais leur musicalité naturelle, émanant avant tout de leur émotionnel, peut pallier à cette lacune, peut être même un atout, et on peut obtenir pratiquement instantanément des résultats probants. Ce qui est indispensable non seulement pour le public, mais avant tout pour les jeunes eux-mêmes, qui ont besoin d´une motivation très forte, à effet immédiat, pour continuer à travailler sur soi, pour revenir le jour suivant en répétition. Et tout cela, c´est plus facilement atteignable en basant le travail de préparation et par la suite le programme de spectacle propre, sur ces deux concepts, le rythme et la dynamique. Pour travailler par exemple l´intonation, donc exploiter des tempos plus modérés, plus cultivés, il faut plus de suivi, de constance, ce qui n´est pas à notre portée. Cela viendra naturellement, en pratiquant, peu à peu, avec ceux qui auront quand-même de la constance et du suivi dans leur pratique. Mais ça, lesquels seront ceux qui vont rester, persévérer, on ne peut jamais le savoir, même un jour à l´avance...

 
 
2017 - 2018

Les effectifs fluctuants et variables entraînant des points d´intérogation énormissimes quand à la composition du groupe, sont une constante chronique et invariable des départs en tournées. Les effectifs peuvent varier en cours de journée de 5 à 35… Et on me demande une liste des noms trois mois à l´avance! Et, invariablement, on fini en surnombre, car, bien sur, tout le monde veut partir. Mais c´est le moment rêvé de faire son petit malin, enfin être important, se faire désirer, sortir du rang… Avec les crises d´adolescence et un soutien soutenu dans l´autodestruction et le sabotage de la part du proche et moins proche entourage, tous les ingrédients sont réunis pour une situation implosive, frôlant l´infarctus à toute heure de la journée. L´édition des coups tordus de cette année était pimentée par une intervention extérieure, celle d´un apprenti agent de spectacles, impresario à ses heures, Tomas, un gadjo qui s´est mis dans la tête de former un groupe de musiciens de Lomnica et d´en faire des stars de demain. Ce qui est très louable en soi, et on ne peut que soutenir une telle initiative. Le hic, c´est que le point central du groupe est notre Roman. Normal, après 10 ans de kesaj il joue comme un petit dieu, et le reste ce ne sont que les musicos adultes de l´osada, pas très performants mais très gourmands au niveau financier et éthylique. En tête du boys band, le propre père de Roman, Mimi, et quelques autres acolytes, adeptes du goulot et de la bouteille. Sans entrer dans du scabreux, les dix ans que nous avons passé à Lomnica nous donnent une image très fidèle, réaliste, et hélas, sans la moindre illusion quand au profil moral de la nouvelle troupe. On pourrait ne pas s´en soucier. Pour jouer de la musique, il n´y a pas besoin d´être un enfant de choeur ni d´avoir un casier vierge. Le pittoresque est que le groupe est présenté comme ce qu´il y a de mieux pour enfin donner une image positive des Roms, les sortir de leur marasme, alors qu´en réalité, c´est tout le contraire. Mais, peu importe, on se ficherait pas mal de toute cette histoire si les petits copains, pour assumer leur nouvelle position de stars en devenir et de décideurs universels, ne prenaient pas un malin plaisir à saboter tout contact de Roman avec Kesaj. C´est simple, depuis que le groupe est lancé, nous ne pouvons plus compter en aucune façon sur Roman. Ça tombe mal, ça fait juste dix ans que Roman est formé dans Kesaj, et en plus de la formation musicale, il y a aussi tout le suivi social, éducatif, on peut dire familial, car le groupe a continuellement, et d´une manière très concrète pallié à toutes les défaillances parentales. Notamment celles du père, qui a vécu en séparé de ses sept enfants, tout ce qui touche au scolaire, médical, bref, l´éducation et la prise en charge élémentaire du quotidien de ses gosses ne l´a jamais intéréssé, il ne s´en souciait pas le moins du monde, à la différence de nous, qui ne pouvions pas rester indifférents aux rages de dents, bronchites, les marmites vides, etc, et nous intervenions à la longueur des années pour parer à l´essentiel. Et maintenant, tout à coup, le brave paternel se réveille, et empêche Roman de venir avec nous. Pour le seul plaisir de manifester son importance, et mettre des bâtons dans les roues, peu lui importe que ses autres gosses fassent partie du groupe, et feraient tout pour venir aux répétitions… Malheureusement, pendant la période du collège, nous nous sommes moins investi dans la formation des nouveaux, donc inévitablement, lorsqu´un élément central comme Roman, qui est aux claviers, vient à manquer, cela pose problème. Et gros problème. Ce qui est malheureux aussi, c´est que tout ce temps de formation que Roman a passé avec nous, c´était aussi des années de construction de sa personnalité. Évoluant dans un environnement social défaillant, oui, il ne faut pas avoir peur des mots, c´est tel quel, défectueux, nous nous évertuons à essayer de reconstruire ce qui n´a jamais été construit, à savoir un univers émotionnel, dans le quel les rapports peuvent êtres autres, que ceux, inexistants en fin de compte, dans le milieu propre de l´enfant. Et là, on déplore, que cet édifice, oh combien fragile, est mis à mal par des interventions extérieures, par des extravagants méssianiques, n´ayant pas la moindre idée des véritables rapports et réalités au bidonville, voulant faire bien, mais détruisant en réalité tout ce qu´ils touchent. Plaçant le jeune dans des situations qui ne lui laissent pas le choix, et l´obligent à faire le mauvais choix, se comporter sans le moindre état d´âme, laisser tomber le groupe, c.a.d., ses amis, ses petits frères et soeurs, se conduire comme se sont conduit les grands de son entourage, le père en premier, sans émotion aucune, sans pitié ni compassion pour ses proches. Pourtant, Roman serait bien parti avec nous, mais il encourait des représailles physiques de la part des autres, et nous ne voulions pas en arriver jusque là.

Comment faire, alors, pour partir en tournée, donner des spectacles, faire danser, chanter la troupe et les spectateurs, si on n´a pas un minimum instrumental comme base. La musique, l´orchestre est le fondement de tout l´édificice Kesaj, qui est construit avant tout sur une assise musicale qui doit marcher à 200 %. On entrevoit toutes les possibilités possibles et imaginables, mais force est de constater que l´éventail de ces possibilités n´est pas bien large. L´excés qui caractérise notre production musicale est tel, que pratiquement uniquement ceux qui ont été formés durant des années à notre pratique musicale, peuvent l´assumer pleinement. Même des musiciens professionnels ne seraient pas capables de prendre la relève au pied levé dans notre petit orchestre. Je sais de quoi je parle, j´ai passé ma vie dans le spectacle pro… Rasto, ancien clavier, promet de venir si on lui demande, mais à la dernière minute c´est le travail à l´usine qui prime, et nous n´avons pas d´arguments pour contrer cela. Il y aurait, à mon sens, sans l´ombre du moindre doute, la possibilité de faire appel à Dusko, notre ancien musicien, qui évolue maintenant en France et est employé aux Intermèdes-Robinson comme travailleur social, et surtout comme support musical du nouveau groupe, Aven Savore, que nous avons réussi, avec les Intermèdes, à lancer à Chilly. Ils pourraient le libérer pour une semaine. Il y va de l´existence même de notre groupe. Et puis ça lui ferait un stage, il a quand même encore pas mal de choses à apprendre au niveau de la conduite du groupe, ça pourrait lui servir pour Aven Savore. Mais, à mon grand étonnement, notre requête ne rencontre pas un franc succès auprès de Laurent, président des Intermèdes. Je me résigne à l´idée de partir tout seul. Tout le groupe, les 30 danseurs et chanteurs, avec comme seul support une balalaïka (cassée, rafistolée avec du scotch). Mais ce serait vraiment galère, et pénible pour tout le monde. En plus, je ne suis plus tout jeune, et je n´ai plus la force de mes 20 ans. Tous nos espoirs se portent alors sur Palo. Il n´est pas encore très performant, n´a rejoint notre musique que depuis pas longtemps, mais ce serait mieux que rien. Mais Palo a une spécialité, et c´est son imprévisibilité. Un jour il est là, l´autre, on ne le voit plus. Alors, ne reste qu´à attendre le jour du départ, plus précisément l´heure du départ, pour savoir à quoi s´en tenir. Normalement, on aurait du annuler la tournée depuis longtemps. Mais ici, il n´y a rien de normal, pas question d´annuler, trop de monde s´est investi dans la préparation, trop de gosses n´attendent que le moment de partir.

 

Déjà, en temps normal, lorsque j´ai mes musiciens habituels à disposition, il y a de quoi faire, nos spectacles sont basés sur l´énergie et la dynamique, et celles-ci sont fournies en premier lieu par la musique. Que je mène. Mais là, je n´ai pas avec moi mon équipe habituelle. J´assure toute la musique uniquement avec Erik à la basse et Palo au synthé. Palo débarque. Il n´a rejoint notre groupe que depuis peu, et n´a absolument pas l´habitude d´assumer une telle responsabilité instrumentale tout seul. Alors, ca laisse encore à désirer. Palo est un cas. Il a dans les 19 ans, c´est un grand gaillard, avec un gabarit de basketteur virant au rugbyman. Il vient de Rakusy, d´une dynastie musicale hors norme, les Ciaš. En effet, son arrière grand-père était un illustre musicien, appartenant à l´aristocratie des musicos tsiganes de Budapest entre les deux guerres. Il jouait dans les plus grands cabarets de la capitale magyare, et un jour, on ne sait pas pourquoi et comment, il a atterri au bidonville de Rakusy, à des centaines de kilomètres de Budapest, et c´est là qu´il a fini ses jours, tout en laissant une progéniture nombreuse, qui porte encore très bien les stigmates positives de leur illustre aïeul. Tous sont d´excellents musiciens. Palo en est l´exemple par excellence. Il a un talent musical exceptionnel. Non tant au niveau de l´habilité instrumentale, comme d´autres, mais il a un véritable don, qui pourrait faire de lui un compositeur, dans le vrai sens du mot. Plus d´une fois je l´ai écouté, sans qu´il s´en rende compte, jouer juste comme ça, pour lui, entre deux cours, lorsqu´il était encore étudiant dans notre lycée. Chaque jour il arrivait à trouver des nouvelles inventions, à progresser, à  créer. Un sens de l´harmonie inouï. D´ailleurs au niveau de l´instruction générale, il n´avait aucun problème, non plus. Il n´avait pas besoin de bûcher spécialement les maths, la chimie ou la physique, il comprenait et ingurgitait naturellement tout. Avec un niveau de culture générale remarquable. Un cas absolument unique au bidonville. Mais rejoignant notre groupe que sur le tard, il ne possède pas cette habilité instrumentale comme les autres qui sont passés par chez nous dès leur plus petit âge, et il n´a pas eu cette dressure au niveau du rythme que j´impose à tous. A la différence d´un cours de musique normal, lorsque le prof, tranquillement assis dans son fauteuil, regarde l´élève s´escrimer sur les gammes et les pénibles études, moi, je joue avec les jeunes. Je joue à fond avec eux, je ne laisse rien passer, et ils n´ont pas le choix, avec le temps, au fil des infinies répétitions ils acquièrent un sens du rythme exceptionnel. Sur cette méthodologie est basée notre production musicale, et toute prétention mise à part, elle est dans certains aspects assez performante. Notamment au niveau de la rythmique. Mais ca, Palo ne le possède pas. Au contraire, il a de sérieuses lacunes en ce sens, et avec le trac qu´il a, étant très bon musicien, il est conscient de ses défaillances, il est complètement bloqué, et n´arrive pas à tenir le rythme. Ça passera, mais il faut encore du temps. Ce qui fait, que chaque mesure, chaque battement, je dois les marquer bien plus fort que d´habitude. Dans les moments les plus exposés, les plus extrêmes, lorsque le rythme est à son comble, à la limite de la folie, lorsque tous sur scène sont en transe, aux limites de leurs possibilités, je dois battre la mesure encore plus fort, car Palo est légèrement à côté du tempo, les seuls chanteurs qui ont de la voix, les deux Janko, sont complétement à côté, car c´est leur première tournée, alors je dois faire abstraction de leur chant qui me déstabilise, leur donner des coups de coude pour qu´ils arrêtent de chanter quand ca ne va plus, continuer à hypnotiser Palo et le reste du choeur pour qu´ils tiennent quand même, je gueule, mais pas excessivement, sinon Palo va s´écrouler psychiquement, je donne des coups de pieds à Erik qui est à la basse, pour qu´il arrête de mater les filles, et pour qu´il me fixe dans les yeux, sinon il sera hors du rythme lui aussi, je continue à taper comme un forcéné sur la timbale, il y a des petits bouts de cuivre qui volent en l´air, ma main s´encylose, je dois maîtriser ma respiration, sinon je vais avoir une syncope, pas musicale, mais cardiaque, il faut surveiller la scène, crier et siffler sur tous ceux qui s´endorment, sur ceux qui dans les choeurs oublient qu´ils doivent avant tout chanter et pas regarder le spectacle comme s´ils étaient des spectateurs, sourire de temps en temps aux spectateurs pour qu´ils n´appellent pas police-secours pour m´enfermer, bref, faire un exercice de haute voltige, comparable à celui d´un équilibriste au cirque, qui est sur une corde raide à 20 mètres du sol, sans filet, et dont le moindre faux mouvent serait fatal pour lui. Sauf que là, si le rythme tombe, c´est toute la troupe des 30 danseurs et danseuses qui va s´écrouler, s´écraser par terre, et ça, c´est impossible, il faut qu´on se maintienne en haut de la vague, que l´on surfe sur ce rythme fou, quoi qu´il arrive, jusqu´au point final. Hop tsaritsa, tsa tsa! Applaudissements, reprise, sourires, saluts de la main, retour sur scène, de nouveau le salut, tous ensemble… et là, c´est fini. A moins que je siffle encore un bon coup et c´est de nouveau reparti pour un tour. Toujours prêts! Inutile de dire, que ca pompe l´énergie...