A propos du theatre...

En marge de notre expérience pas banale avec l ́Épopée Tsigane, une mini réflexion sur le théâtre, sur le rôle du théâtre dans l´espace culturel rom, ou plutôt dans dans la représentation en direction de l ́extérieur au niveau de l ́image du peuple rom, que les acteurs culturels roms s'efforcent de projeter. 
De toute évidence, cette question de représentation, de l´image du peuple tsigane, par la suite rom, était une question fondamentale pour les acteurs du discours culturel rom, dès les débuts du militantisme tsigane. Cela s'est traduit par la création du fameux Théâtre Romen à Moscou, peu après la révolution bolchévique, et dans nos contrées, par la création du Théâtre Romathan à Košice, peu après la révolution de velours...
Le Théâtre Romen est vite devenu une institution dont la renommée est devenue, sans exagérer, mondiale. De nombreuses pièces, écrites pour lui, ainsi que de nombreuses adaptations du répertoire classique mondial, ont permis à des générations d'acteurs roms de s'affirmer sur scène en tant qu'acteurs et non seulement des chanteurs, danseurs ou musiciens. Dont le premier en titre, Nikolay Slitchenko. La notoriété de Slitchenko a largement dépassé les murs du Romen. Slitchenko était une véritable star de son époque, un des rares artistes à avoir reçu le titre suprême de "Artiste de l'Union Soviétique". Mais, Slitchenko était connu et reconnu avant tout en tant que chanteur et interprète de chansons tsiganes et russes, et en second lieu en tant qu´acteur et directeur du Théâtre Romen. La notoriété du théâtre était d´ailleurs tout aussi basée sur des excellents spectacles musicaux que celui-ci produisait... Et puis, des années après, ou plutôt, carrément un siècle plus tard, après tout plein de chamboulements équivalents à des révolutions, le Théâtre Romen est revenu à, ce qu ́il faut bien dire, sa vocation première, celle d ́une troupe musicale tsigane russe produisant avant tout des spectacles de chants et danses tsiganes roms...
Lorsque, en 1992, Anna Koptová, à l'époque député au Parlement national slovaque, réussit à obtenir l ́aval du Parlement pour fonder le Théâtre Romathan à Košice, l ́idée de base reposait, ainsi que pour Romen dans le temps, sur la création d ́un espace dans le quel le peuple rom aurait la possibilité de s ́affirmer et de se produire en tant que porteur d'un projet de théâtre, donc intellectuel, et non seulement, comme c ́était le cas dans la reconnaissance aux yeux de la majorité jusqu'à lors, comme uniquement celui de musiciens, chanteurs ou danseurs, bref, des saltimbanques de la culture sans réelle envergure culturelle et encore moins intellectuelle. Romathan est parti de rien, mais vraiment de rien de rien. Il n´y avait pas d´acteurs roms, pas plus que d´auteurs ou scénaristes, etc. Les premiers pas du théâtre reposaient sur le travail d´un excellent orchestre traditionnel tsigane, qui accompagnait une troupe de chanteurs et de danseurs. Rapidement, Anna Koptová écrit la première pièce du Romathan, une fresque musicale, Than perdal o Roma - Un endroit pour les Roms. Dès ses débuts, Romathan a la chance d'être accompagné par Dana Šilanová, une poétesse et écrivaine slovaque, totalement investie dans la culture et le militantisme rom, possédant parfaitement la langue romani, et écrivant en celle-ci. Et encore mieux, en la personne du mari de Danka, Ján Šilan, un des metteurs en scène des plus expérimentés et reconnu du théâtre slovaque, ayant déjà largement fait ses preuves sur la scène nationale et internationale. Ján Šilan s ́ est pleinement investi dans sa nouvelle mission, créant à partir de rien une troupe d'acteurs professionnels avec des artistes qui étaient à l'origine tout au plus des chanteurs ou des danseurs, et pas forcément des professionnels... On peut parler d´un véritable sacerdoce de la part de Janko, tant son engagement était total, dépassant les barrières de la langue, sans parler des écarts culturels et sociaux que l´on ne peut ignorer. 
Je connaissais déjà Ján Šilan, du temps où il était directeur de Théâtre Jonáš Zaborsky de Prešov,  j´ai participé en tant que musicien à sa création de la comédie musicale Les Tsiganes montent au ciel, d'après le célèbre film sovietique du même nom. Janko était une véritable personnalité du théâtre slovaque et c´était une aubaine pour Romathan que de bénéficier de son talent, de son expérience et de son énergie qu´il donnait sans compter... Nous avions eu à l ́ époque quelques échanges, des discussions sur la culture rom, sur la façon de l'approcher, d'essayer d´en saisir la substance et de la transmettre au public. Nous avions déjà les premières années et les premiers succès de Kesaj Tchave derrière nous, nous pouvions, toutes proportions gardées, échanger sur des expériences sur le terrain...  En gros, le débat portait sur la question comment transmettre ce potentiel de culture originelle, authentique, dont les Roms sont de tout évidence porteurs, mais quand ils sont en situation naturelle, spontanée, laissant à vif les émotions, dans une production sur scène, professionnelle, donc par définition d'une certaine manière figée, non spontanée, avec une maîtrise des émotions indispensable, sans que la production finale ne perde de son émotion, de sa spontanéité, de son naturel... Un défi que l ́on peut essayer de relever sans trop de risques avec une troupe a vocation de production musicale, basée sur le chant et la danse, nota bene lorsqu ́il s ́agit, comme dans notre cas, de jeunes et des enfants, plein d'une énergie juvénile, sans retenue, ni contraintes, autres qu ́imposés par le chef de la troupe, qui essaie de lancer des contraintes, sans que celles-ci paraissent en être de véritables, mais plutôt une certaine forme d'engagement collectif ou tout est accepté de bonne volonté, l'essentiel étant de garder l´engagement total et l´émotion intacte, puisque c´est sur celle-ci que tout repose. 
Mais dans le travail théâtral il en est tout autrement. Déjà, il y a tout un travail intellectuel à accomplir avec la possession du texte et la maîtrise du jeu d´acteur. Comment alors garder cette spontanéité et authenticité qui donnent toute la vérité à la performance ?! Faut-il que l´acteur rom devienne avant tout un acteur tout court, sans les repères culturels de son origine tsigane. Faut-il qu´il fasse abstraction de sa culture pour devenir un acteur lambda de la scène globale ? Peut-être, dans un premier temps, mais il est évident qu'il serait stupide de se priver de la richesse de sa culturelle originale, pour ceux qui ont la chance encore de la posséder... Il faut laisser le temps au temps... :)  Il est évident que l´on ne peut pas sauter des étapes. Les premiers temps de Romathan étaient marqués par des fondements, par du défrichage, peu à peu les choses viennent. 
Par tout un concours de circonstances nous avons eu la chance de participer au film de Martin Šulík, Cigán, dont les acteurs étaient tous Roms (nous participions activement au casting). Il va sans dire que la grosse majorité étaient des non acteurs, même pas des amateurs, mais uniquement des types qui correspondaient au choix du régisseur, et celui-ci a mis en suite en œuvre toute son expérience et son talent pour en tirer quelque chose devant la caméra. Les membres de la troupe de Romathan n'étaient pas sélectionnés à l'époque, le metteur en scène préférait faire appel à des gens du cru. Sauf pour deux rôles, celui de Žigo, le deuxieme rôle principal du film, et de sa femme. Apres avoir longtemps cherché, sans succés, nous nous sommes tournés vers Miroslav Gulyaš et sa femme, Marcela, des anciens du Romathan, ayant fait leur vie  en France depuis des années, et ils ont parfaitement maitrisé leurs rôles. Avec professionnalisme, de l´émotion, de l´authenticité. Une vérité tsigane, rom, a toute épreuve. 
Donc la preuve que c´est possible !
Mais ce n´est pas une raison pour ostraciser et mépriser la musique, le chant et la danse tsiganes, qui constituent une part incontournable de la culture rom, quoi qu´en disent les intellos... :)